Depuis un bout, probablement depuis la pandémie, je me lève une heure plus tard, soit à 6h du matin, en ayant la douce impression que le monde n’a pas besoin de m’appartenir simplement parce que je me lève tôt. Des fois, je niaise dans le lit jusqu’à 6h30 pour m’amuser à compter un par un les longs cils retroussés du tendrépoux qui dort à mes côtés, la mâchoire relâchée, la bouche pendante, le visage détendu. S’il ne ronflait pas, je l’croirais mort. Ah! Ce que ces vibrations sonores peuvent être tout aussi irritantes que rassurantes ! Des soupirs nocturnes maladroits qui frappent du maillet, la peau du palais. Parfois même, son souffle régulier plonge en apnée dans la mer peu profonde de son sommeil. Ça ne m’inquiète plus, ça ne dure que quelques secondes. Je sais qu’il remontera. Je le laisse à ses coquillages, ses algues, ses trésors et ses sirènes. Lorsqu’il aura fait le plein de ses rêves endormis, il souhaitera en inventer d’autres, au réveil, avec ou sans moi, des rêves qui l’allument et qui le gardent engagé. Généreux. Vivant. Curieux. Comme je l’aime.
Puis, je me lève. Me rends au salon, dans la pénombre. Déroule mon tapis de yoga et ouvre mon ordinateur. Surtout, sans me poser de question. Je tape Yoga with Kassandra, clique sur Youtube et exécute la leçon de dix à quinze minutes de morning-stretch-boost-energy-yin-yoga-flow. S’il faut que je me pose ne serait-ce qu’une seule question, comme «Bon, c’est quoi l’plan aujourd’hui?», ça y’est, c’est foutu, chus faite, je passe mon tour, reviens à la cuisine, démarre la machine à espresso, pars mes toasts dans l’grille-pain, ouvre la radio, écoute les nouvelles et grogne contre la société. « Le monde c’est d’la marde » que je m’amuse à scander entre une beurrée de cacao-noisette-sans-huile de palme de Stephano et une gorgée de grains-variés-de-Nuevo-Oriente-du-Guatemala aux arômes de chocolat et de mélasse. Le slogan qui me console à tous les coups lorsque les nouvelles ne sont pas bonnes, ce qui veut dire, à tous les matins, c’est vaut mieux pas être conscient pis rester heureux. Toutes les fois où je me lance dans un dialogue unilatéral, une conversation ridicule à haute voix à l’aube, entre moi et les minous de poussière qui roulent sous la chaise berçante, les grains de riz durcis tombés sur le plancher de l’assiette du souper de la veille ou les craquements des lattes de bois franc qui prennent de l’expansion, je finis par me dire vaut mieux pas être conscient pis rester heureux. À chaque fois que les nouvelles ne sont pas bonnes, parce que si elles s’avèrent bonnes à la lecture du bulletin, tôt ou tard, Yves à la circulation, nous parlera d’un accident, d’un bouchon, d’une route glissante, d’un soleil aveuglant, d’une fermeture de route, d’un déversement de camion-citerne et j’en passe. Si par chance, c’est un petit matin tranquille sur l’autoroute, ce sera au tour de Véronique d’annoncer de la pluie verglaçante, du temps froid (ou une canicule), une tempête de neige (mais ça, c’est toujours une bonne nouvelle!) ou un ciel gris en plein été. Donc, dans ces cas-là, j’entends en boucle, François Pérusse dans l’une de ses nombreuses sessions de magasinage au téléphone me dire, vaut mieux pas être conscient pis rester heureux. Bon. J’sais bien que ce n’est pas de jouer la carte de l’ignorance qui fera changer les choses, ou de prendre part à la société pour remédier à la situation d’marde des nouvelles de marde, mais ça m’fait rire et le «RIRE» n’est-ce pas le meilleur remède à la vie.
C’est quand même ces petites dix à quinze minutes de yoga le matin qui me sont les plus précieuses de la journée. Probablement les dix à quinze minutes qui passent dans lesquelles j’habite tout à fait mon corps. Où j’occupe enfin tout l’espace de mon enveloppe charnelle. J’entends mes vertèbres craquer à la moindre torsion. Mes muscles s’étirer dans les plis et les replis, les tensions et les extensions. Je sens les vapeurs âpres de la nuit à l’expiration. Kassandra nous demande à chaque leçon de penser à un mot, un seul, qui pourrait set the tone for the day. Moi et mon amour des mots, j’essaie d’en trouver un plus joli que les autres; dépaysement, onirique, flâner, exutoire, gourmandise… J’oublie à la fin de la journée de faire le bilan de mes activités pour voir s’il y a bien un lien avec mon mot du jour. Si je m’y mettais, je verrais le dépaysement dans la forêt de Gabrielle Filteau-Chiba, la course onirique de Dawn Dumont, l’exutoire dans la colère de Leanne Betasamosake-Simpson, la flânerie dans les longues traversées de route des camionneurs de Serge Bouchard et la gourmandise dans les voyages au bout du monde pour trouver ses origines d’Alexis Michalik.
J’ai cette impression que ces dix à quinze minutes de yoga le matin me sont comme un petit mariage quotidien avec mon âme, un vœu, une promesse d’amour. Je pourrais me tromper, me perdre, m’oublier, je pourrais me reprendre, me ramasser, me consoler, me supporter, je pourrais ne jamais me laisser tomber, me donner, m’offrir, me rassurer, me surprendre, m’apprendre, m’aimer mieux. Je me co-habite. Me ménage. Me notarie. Me scelle.
Bon, ça s’appelle du «yoga», une pratique de la philosophie indienne, mais comme j’insiste pour ne pas m’associer à aucune discipline religieuse, on peut appeler ça, des étirements! Pour vrai, essayez ça, assis, debout, couché dans votre lit et étirer votre corps… On a tellement à apprendre des chats!